Lilith Northman vivait dans une famille modeste mais modèle. Ce cadre familiale était très standard : un père, une mère ; l’un lisant un roman dans un confortable fauteuil près de la cheminée en face de l’autre, qui étudiait avec attention le journal. La fille, elle, jouait à la poupée sur le tapis, enfermée dans son monde.
Ce monde à la fois parfait et indestructible, fut pourtant balayé par une série de malheurs surmontables mais difficiles.
Quand Lilith eut trois ans, Madame Northman fut emportée par la maladie. Son père était médecin, mais rien ne put sauver la pauvre femme. Trois ans plus tard, le père se suicida dans des circonstances étranges dans son bureau. Pourquoi avait-il fait cela alors que Lilith avait besoin de lui ? Pourquoi la police avait conclu à un suicide alors qu’il y avait beaucoup de chance pour que cela n’en soit pas un ? Pleins de questions tournaient dans l’esprit de la petite Lilith alors qu’elle n’avait que six ans. On la confia à sa tante, une religieuse du couvent de Sainte Hélène au nord de la France. Cette tante, une femme extrêmement croyante et extrêmement sévère, était la Mère Supérieure du couvent. A ce titre, elle appliqua les mêmes règles de vie à sa nièce qu’aux autres novices. La même éducation, la même nourriture, les mêmes punitions, les mêmes corvées. On dit même que la Mère Northman fut d’une sévérité encore plus terrible avec Lilith qu’avec les autres. Pourquoi ?
Verset 02: Le Couvent de Sainte Hélène
On apprit à Lilith à se vouer corps et âmes au Seigneur tout puissant. On lui apprit à ne penser à rien d’autre qu’à une vie pieuse. On voulait faire d’elle une religieuse parfaite. Mais à quinze ans, alors que Lilith lisait une énième fois l’Ancien Testament, la jeune fille aperçut une petite fille allongée dans l’herbe de l’autre côté du mur d’enceinte. Craignant qu’elle soit blessée ou malade, d’où la raison de sa position, Lilith se précipita dehors. En courant, elle dut faire attention à ce que son voile ne parte pas et à ne pas salir ses jupes.
« Tout va bien ?! S’exclama-t-elle, à bout de souffle.
-Oui pourquoi ? demanda en retour la petite fille, se demandant pourquoi la religieuse lui disait cela.
-Mais... Alors pourquoi êtes-vous comme cela ?
-Et bin ! J’rêve, ça se voit pas ?
-Vous quoi ?
-Je rêve. Vous n’savez c’que c’est ?
-Non. Je devrais ?
-Sûr ! Z’êtes sensé tout savoir !
-A bon ?
-Bin oui ! Lança la petite fille comme si c’était normal. Vous, vos livre et vot’e dieu là ! vous savez tout.
-Sans doute. Mais comment on fait pour rêver ?
-Biiiinnn... Réfléchit la gamine. Vous fermez les yeux eeeetttt.... Biiiiinnn.... Vous imaginez quelque chose.
-Quelque chose ?
-Un chat, des nuages, des gens... Vous leur faites faire ce que vous voulez dans vot’e tête. »
En retournant au couvent, Lilith médita longuement sur le fait de rêver. Elle fut si troublée qu’elle demanda conseil à la Mère Supérieur. Outragée par la question blasphématoire, celle-ci punit Lilith. On vida alors un sot d’eau sur Lilith et lui donna des coups de bâton au milieu du cloître, devant tout le monde en la forçant à réciter des passages de la Bible. Mais Lilith ne se laissa pas vaincue pour autant.
Verset 03: Le Sanctuaire
Quand la nuit fut tombée, elle sortit du couvent et marcha jusqu’à la ville à environ un kilomètre de là. Elle alla directement à la Bibliothèque. Elle était fermée, mais on savait le traitement que recevaient certaines novices dans ce couvent. Alors on lui ouvrit, par respect et gentillesse. Mais aussi parce que c’était le seul moyen de soigner les blessures du dos qui tâchaient sa tenue de religieuse, car la jeune fille refusait. Il est vrai que le chantage n’est pas une bonne chose, mais dans ce cas là, c’était ou elle rentrait et on la soignait, ou alors elle refusait et sa soif de connaissance ne serait plus disponible.
Lilith revint tous les soirs, même si cela devait lui coûter de douloureuses punitions. Tout en lisant d’innombrables livres, Lilith cultiva son jardin, comme disait Voltaire, l’un de ses philosophes des Lumières préféré. Elle développa une pensée très semblable au vieux penseur. Dieu ne fait rien par hasard, ce sont les religieuses du couvent qui lui avaient appris cela. Alors si Dieux faisait tout dans un but précis, il avait du créer le rêve pour que tout le monde puisse rêver, non ? Alors elle-même pouvait rêver, n’est-ce pas ? Donc une fois que la jeune religieuse eut fini de lire les livres et documents, elle s’attaqua aux romans et aux nouvelles. Même les livres d’images pour enfants passèrent dans ses mains.
A ses dix-huit ans, les gens de la ville ouvrirent une crèche de nuit à la bibliothèque. Lilith étant devenue une jeune fille connue en ville, on lui confia la garde des enfants avec l’aide de quelques autres employés. Elle reçut alors son tout premier salaire. Ce n’était pas grande chose, à peine cent euros. Mais la jeune religieuse était si heureuse d’avoir gagné quelque chose, qu'enfin quelque chose soit à elle. La première chose et la seule que la jeune femme acheta fut Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Sa pièce de théâtre préférée. Ce livre à la fois poétique, tragique et drôle, réunissait en son sein toute la romance et l’action dont avait besoin Lilith pour sa toute première histoire.
Mais hélas, son magnifique secret fut découvert par les religieuses. Celles-ci la coincèrent avant qu’elle ne puisse partir en ville. Elles la punirent et l’enfermèrent à double tour dans sa chambre froide, sans couleur, et d’une tristesse à mourir.
Lilith était maintenant seule.
Même les oiseaux du jour ne venaient pas chanter pour elle.
Même les rayons du soleils protestaient à venir éclairer sa petite chambre de none.
Seule...
Verset 04: l'Homme du Rêve
Alors Lilith imagina un ami. Cet ami était pâle, très pâle. Ses cheveux étaient blancs méchés de rouge et son unique œil – l’autre étant caché par un masque – était lui aussi rouge. Cet ami était grand et fin, portant un haori rouge sur un gilet à capuche bleu. Cet être imaginaire était entouré d’une aura de mystère. Il lui fit un sourire très beau, mais étrange. Mystérieux, malicieux mais très séduisant.
Lilith adora ce personnage. Alors elle le suivit. Elle ouvrit la porte et le suivit dans les couloirs du couvent. Quand ils furent dehors, ils marchèrent longtemps. Lilith pouvait voir le paysage au travers de son nouveau et mystérieux ami. Mais elle n’en avait que faire. Quand ils passèrent devant la bibliothèque, on l’avait remplacée à la crèche, on l’avait oubliée. Toutefois, on avait laissé son livre dans la boîte aux lettres. Elle le prit. Versa une larme et partit à nouveau sur les talons imaginaires du curieux homme.
L’homme l’emmena dans une curieuse petite boutique très mal ordonnée. Elle changeait totalement du couvent : froid et vide. Son ami imaginaire avait disparut. Mais quand Lilith s’approcha du pseudo-comptoir, elle faillit avoir une attaque cardiaque. Il était là. La regardant avec un délicat sourire. Il l’écouta.
« Je croyais que vous étiez dans mon rêve. Dit-elle pour commencer. Vous êtes donc réel ? – Aucune réponse— J’ai du vous voir à la bibliothèque, c’est pour cela que je vous ai imaginé. – Toujours aucune réponse—Vous ne voulez pas me parler ? Alors peut être pourriez-vous m’écouter ? »
Alors Lilith vida son sac. Tout ce qu’elle avait sur le cœur, tout ce qu’elle avait vécu d’injuste : le couvent, les religieuses, les punitions, la bibliothèque, les gens, la petite fille, ses rêves, ses histoires, son livre... sur tout. Elle fondit finalement en larmes quand elle conclut sur le fait que plus personne ne voulait d’elle, qu’elle n’était aimée que du Seigneur et encore...
« Je peux faire quelque chose pour toi. » Dit-il enfin en lui tendant un mouchoir.
Il sortit d’on-ne-sait-où un petit flacon empli d’un liquide rouge. Lilith hésita. S’était-elle retrouvée devant le suppôt de Satan ? Cette boisson qu’il lui présentait allait-elle la faire conclure un pacte avec le Diable ? Qu’allait-il se passer ? Allait-elle aller directement en Enfer ? Elle esquissa un mouvement de rejet. Alors l’homme changea de tactique. Il se présenta. Il s’appelait Tsubaki Akitsuki, il était le propriétaire depuis des années de cette modeste boutique. Vendait des brics, et des brocs, et des bracs ; mais il dit aussi qu’il était souvent le psychologue de bon nombre de gens qui, comme elle, n’avaient plus rien de bon dans leur vie.
La religieuse se détendit alors qu’il parlait. Elle observait cet homme. Son sourire était étrange, mais un peu rassurant. Il ne pouvait pas être foncièrement mauvais, non ? Plus les minutes passaient, plus dans la tête de la jeune femme, des histoires aussi fantastiques que prenantes se développèrent avec lui comme personnage principal.
Finalement il lui tendit à nouveau de flacon. Comme hypnotisée, elle le prit, le débouchonna. Lilith le leva devant ses yeux.
« Et Roméo dit à Juliette avant de mourir :
«
Console-toi, pauvre âme,
Le rêve était trop beau!
L'amour, céleste flamme,
Survit même au tombeau!
Il soulève la pierre
Et, des anges bénis,
Comme un flot de lumière
Se perd dans l'infini. »
Mais finalement, dans une dernière plainte, ils dirent en un cœur bien uni :
«
Seigneur, Seigneur, pardonnez-nous! » »
Lilith posa le flacon sur ses lèvres et en avala lentement le contenu. Le goût infect inonda sa bouche et sa gorge, mais la religieuse n’en avait que faire. Au point où elle en était, rien ne pouvait plus la sauver. Toutefois, elle pria. Elle pria avec ferveur Dieu pour lui donner une toute dernière force supplémentaire. Sa tête tourna, elle se sentit tomber. Son âme glissa dans les profondeurs des rêves, des songes et d’un monde inconnu.
Jamais Lilith ne regretta d’avoir avalé le liquide rouge du flacon, même si le choc était sévère. Elle découvrit par un heureux hasard son don pour l’écriture. Ses premiers romans eurent un succès inespéré. Tous animaient les aventures palpitantes d’un héro impénétrable, subtile et mystérieux, mais étrangement serviable...