«Ma grand-mère m'a dit qu'il ne faut pas essayer de définir le mal, parce que dès qu'on croit y être parvenu, une nouvelle forme de mal vous apparaît soudain et s'insinue dans vos pensées. A mon avis, personne ne sait ce qu'est le mal. Et personne n'a le droit de le dire.» Poppy Z.Brite, ce génie.
Un livre sur une table en bois. Ce fut le premier vrai souvenir d'une petite fille de quatre ans un peu oubliée par sa famille quelques instants. A cet âge, on ne connait pas l'intérêt d'un livre, on est juste curieux. Alors on est contraint d'avancer. On escalade maladroitement une chaise pour atteindre la table, et un sourire vient se dessiner sur nos lèvres quand l'ascension d'un si petit mont est terminée. L'envie d'avancer le bras devient presque irrésistible mais quelque chose nous en empêche. Pas notre petitesse, non. Une voix grave et forte, criant quelque chose du genre :
«
Mais qu'est-ce que tu fabriques ?! C'est quoi ce livre ?»
On panique et on pleure en sachant qu'on a pas atteint l'objectif.
Qu'était-il arrivé ensuite ? Elle n'en savait rien. On l'avait forcée à oublier alors l'enfant n'avait opposé aucune résistance. La seule chose qui était importante à ce moment là était ce livre et sa première de couverture captivante qu'elle avait réussi à apercevoir. Une femme de dos marchait, dans une allée de cimetière, laissant traîner son immense chevelure noire se confondant avec une robe abimée sur les vieilles dalles. Légèrement angoissant et traumatisant, pour une première approche de la littérature.
Cette première approche fut d'ailleurs une des seules avant longtemps.
Un homme sot marié à une femme mordue de sciences. Qu'est-ce que ce mélange est censé donner ? Deux enfants complètements opposés, identiques à leurs parents ? Oui et non.
L'aîné, Achim, ressemblait en tous points à sa mère, si ce n'est que cette dernière pouvait supporter la lecture (pour lui, c'était signe de torture). Lorsqu'il avait atteint l'âge de raison, il avait décidé de devenir chercheur en médecine comme sa chère génitrice -qu'il adulait presque- et rien ni personne ne pouvait le faire changer d'avis. Même pas son père, qui déglutissait à l'idée que son fils passe des heures dans un laboratoire en quête d'une solution qu'il ne trouverait probablement jamais. Malheureusement pour le père de famille, Achim était têtu. Comme ses parents. Mais pas sa petite sœur, à qui il tenait beaucoup malgré leurs innombrables différences.
Hilde était la seule des Weissmüller à être discrète, se faisant parfois oublier par son entourage, en quelque sorte invisible aux yeux de ses parents qui ne prêtaient pas la moindre attention à leur fille. Peut-être était-ce à cause de sa timidité handicapante. Ou alors elle détestait attirer l'attention, le regard des autres étant quelque chose de trop gênant. C'est sûrement pour ces raisons qu'elle détestait les foules ou n'importe quel endroit regroupant du monde. Dont l'école. Le fait de s'instruire ne la dérangeait pas le moins du monde, sa mère occupée et son père non-doté d'intelligence ne pouvant pas l'aider.. L'ennui était la foule. Dans une ville comme Hambourg, les écoles étaient remplies et Hilde n'avait pas d'autre choix que de s'y rendre et de connaître le train-train quotidien d'un élève allemand.
Mais la petite allemande avait le temps. Il lui restait encore deux longues années à passer avant d'être contrainte d'entrer à l'école. Si l'on se conforme à la règle, quatre ans est l'âge de toutes ces questions existentielles que l'on pose à ses parents, de l'épanouissement et tout ce qui s'ensuit...mais déjà petite, l'enfant avait un côté anticonformiste. Alors elle passa deux ans à essayer de déchiffrer ces choses qu'on appelait «ouvrages». Grâce à son frère qui réussit à lui obtenir deux petits livres (et qui lui apprit à lire), Hilde put découvrir cet univers fabuleux qu'est celui des livres.
Donc, la petite fille discrète atteint ses six ans, qui signifiaient en gros sa scolarisation, l'école étant obligatoire à partir de cet âge-là.
«Ce jour fut sûrement un des plus affreux de ma vie. Je n'étais jamais vraiment sortie de chez moi avant ce jour-là, parce que j'avais décidé que tous les inconnus dans la rue étaient dangereux, peu importe leur âge. Mais on m'a obligée. Il fallait que je franchisse le pas d'une fichue porte en bois. En passant cette frontière, ma main dans celle de mon frère, j'ai compris que je ne pouvais pas faire marche arrière. «La rentrée» pouvait être quelque chose d'amusant pour certains, mais pour moi, c'était plutôt synonyme de torture.
On a fini par arriver devant les grilles de cette école que j'allais intégrer. J'ai failli pleurer d'angoisse. D'un côté il y avait les rares enfants dans le même cas que moi, qui tenaient la main d'un de leurs parents. Mais eux, ils pleuraient, criaient même. Pas moi. J'étais forte. Je n'allais pas leur montrer mes nombreux points faibles de si tôt. Et même, personne ne sera au courant de mon existence, je serai invisible, me contentant d'observer ceux qu'on appelle «camarades de classe». D'un autre côté il y avait des centaines d'enfants courant partout en criant de joie, cette fois-ci. Ils avaient l'air si heureux, que les parents encore présents de ces énergumènes allaient verser des larmes de joie. La dernière catégorie de parent me regardait. En face d'eux ils avaient une petite fille aux cheveux verts, fronçant les yeux dans le but de montrer son mécontentement et observant tous ces enfants, moi. Arriva, sans que je ne m'en rende vraiment compte, le moment de laisser Achim. Pour lui, l'école était de l'histoire ancienne et il avait juste tenu à m'amener. Mes yeux s'emplirent d'un seul coup d'incontrôlables larmes qui voulaient tomber. Un revers de main suffit à les dissuader et je lâchai la main de la personne qui comptait le plus pour moi. Souriant et se voulant rassurant, il partit quelques minutes plus tard. Rien ne m'empêchait de le suivre, après tout. Mais non. Jamais je ne le décevrai, quoi qu'il arrive.
Ce jour là, je n'ai parlé que deux fois. Et parce qu'on m'a forcée. Forcée à dire mon nom deux fois. C'est peut-être la seule chose que les gens pourraient savoir de moi, alors qu'ils savourent. Ces gens, ces soit-disant camarades de classe, m'effrayaient au plus haut point. De toutes façons, ils ne me voyaient presque pas. J'ai passé cette journée au fond de la classe, même lorsqu'il était l'heure de manger, je n'avais pas bougé. Je ne voulais pas bouger. J'attendais. L'heure où je pourrais enfin quitter cette prison et revoir Achim. Cette heure ne tarda pas à arriver et je me précipitai jusque chez moi.»Les journées, les semaines et même les mois voire les années se déroulèrent exactement de la même façon, à peu de choses près. Hilde se plaçait seule sans une place du fond et attendait, la plupart du temps. Jusqu'à ses huit ans, en tous cas. Elle ne faisait presque pas partie de la classe. Pourtant, elle excellait dans toutes les matières et il fut un temps où les autres élèves l'admiraient. Timide, la petite fille n'avait jamais répondue et on avait finit par la laisser. Ce qui pouvait être sidérant dans cette histoire, c'est que Hilde n'écoutait pas. Non. Ses parents, en particulier sa mère qui s'était rendue compte de l'ennui de sa cadette, avaient décidé de lui faire sauter une classe. Personne ne s'y opposa étant donné les excellentes notes de l'enfant. Mais rien ne changea. Elle s'ennuyait ferme. Pendant les deux premières années de sa drôle de scolarité, regarder par la fenêtre avait semblé être son occupation favorite. Puis, à l'âge de huit ans elle découvrit la bibliothèque de l'école. Ce fut rapidement son lieu de prédilection.
Il n'y avait pas un jour où elle ne s'y rendait pas. C'était devenu comme indispensable. Chaque jour, elle dévorait un livre entier. Malgré la vitesse à laquelle elle les lisait, la petite allemande savourait chaque page, chaque chapitre, chaque ouvrage. Il y avait même des moments où elle ne se rendait pas en cours : à quoi bon s'y rendre, alors qu'on passe pour quelqu'un d'invisible les trois quart du temps ?
Et puis la période de l'école primaire, synonyme d'épanouissement pour certains et de torture pour d'autres, prit fin.
«Tu vas voir, la Realschule ( niveau secondaire) c'est génial!»Pour la première fois, et sûrement la dernière, de sa vie, Achim Weissmüller avait osé prononcer la pire des absurdités..sans s'en rendre compte.
A dix ans, Hilde franchit les portes d'une Realschule d'Hambourg, toujours dans le but d'apprendre, selon les adultes. Son but personnel était plutôt de terminer le plus tôt possible ses études.
Pendant les vacances d'été, elle s'était persuadée que le primaire et le secondaire ne comportaient presque aucune différence, mais au fil des mois, la petite fille se rendit vite compte qu'elle avait tout faux. Les élèves qu'elle côtoyait maintenant cinq jours sur sept étaient idiot, et c'était sûrement un euphémisme. Moqueurs, presque mesquins. Et par-dessus tout, jaloux. Jaloux d'une petite fille qui n'avait rien demandé mis à part se faire oublier, Hilde. Leur passe-temps favori se résumait à faire circuler des rumeurs, si idiotes soient-elles. Au bout de deux mois, elle avait la réputation d'asociale surdouée, ce qui la laissait tout à fait indifférente. Si elle avait réagi lorsqu'on avait osé l'appeler «l'intello», rien ne se serait arrangé. Ceci dit, la jeune allemande avait pris l'habitude de se taire, si bien qu'il était difficile de reconnaître sa voix lorsqu'elle parlait..Non...depuis quand parlait-elle à l'école ? Des hochements de têtes et des «Mmh..» à répétition se résumaient plus à sa façon de s'exprimer. Les seuls moments où elle parlait vraiment étaient ceux qu'elle partageait avec son frère. Le reste n'était pas important.
Hilde détestait sa classe, qu'elle considérait comme une bande de dégénérés.
La plus grande partie de sa classe détestait Hilde.
Alors qui rentrait dans la petite partie ?
En milieu d'année, les cours étaient devenus si lassants que l'allemande avait décidé de s'y rendre une semaine sur deux. Une semaine, il lui fallait subir les moqueries incessantes de ses camarades de classe et les cours ennuyeux de ses chers professeurs. L'autre semaine, elle alternait entre les ballades/discussions avec son frère (ne dialoguant plus avec ses parents depuis la rentrée dans le niveau secondaire) et les allers-retours entre la médiathèque et sa chambre. Il lui fallait seulement trois jours pour terminer un livre d'environ cinq cent pages lorsqu'il lui plaisait. Rapidement, Hilde se rendit compte que les histoires romantiques clichées et les romans historiques ne l'intéressaient pas. Il était plus fréquent de la voir éplucher au peigne fin le rayon «Thriller, Angoisse», ce qui étonnait les plus âgés : une petite fille de neuf ou dix ans à peine était déjà friande de romans aussi sombres ?
Parmi les plus surpris, il y avait Jack Chase.
Jack était un adolescent de treize ans qui fréquentait la même école que la jeune allemande et qui était déjà en quatrième année. On ne pouvait pas le considérer comme doté de beaucoup d'intelligence mais il n'était pas non plus la personne la plus idiote sur cette Terre. Il avait un seul point commun avec la petite Weissmüller : Jack allait très souvent à la médiathèque pour lire des livres certes moins instructifs, mais des livres. Il n'avait jamais remarqué Hilde à l'école pour la simple et bonne raison que personne ne la remarquait, même avec sa couleur de cheveux vert presque fluorescent et son style vestimentaire hors du commun. Mais son regard se posa tout de suite sur elle lorsqu'il la vit entrer dans la médiathèque. Considéré comme un habitué là-bas, il connaissait quasiment tous les clients et il était sûr de ne jamais avoir croisé quelqu'un comme Hilde. La toute première fois, il l'avait observée sans que la plus jeune se rende compte de quelque chose et n'avait pas été étonné de la voir traîner du côté des courts romans d'amour qu'il détestait tant. Deux jours plus tard, elle avait déjà ramené deux romans en grimaçant et avait foncé vers le rayon qui était plutôt réservé aux adeptes de littérature plus osée et glauque. Jack, qui l'observait de derrière une bande-dessinée avait été le premier étonné.
La semaine suivante, alors que Jack sortait des cours en début d'après-midi, il aperçut une petite fille en train de marcher en lisant, facilement repérable grâce à sa couleur de cheveux et se rendit vite compte qu'il s'agissait de cette gamine visiblement passionnée par la lecture. Tellement passionnée qu'elle n'avait pas pris la peine de lever la tête quand il fallait traverser une route ou éviter de personnes. L'élève connaissait la route jusqu'à la médiathèque par cœur. Jack aussi. Et, même si ça n'était pas son but premier, il la suivit dans le but de l'aborder quand ils seraient tous les deux entrés. C'était quelqu'un de très direct et il n'était pas du tout gêné à l'idée de s'adresser à un inconnu pour la toute première fois.
Ce moment arriva, une heure plus tard.
Alors que Hilde était tranquillement assise..euh...par terre, tout à fait, par terre et semblait dévorer un livre qui devait faire plus de six cent pages, quelqu'un l'interrompit.
«
-Je peux te déranger juste quelques secondes s'il-te-plaît ?, commença-t-il, l'air sûr de lui.
-Tu me déranges déjà, répliqua la plus jeune, sans pour autant quitter ses yeux du livre, qu'est-ce que tu veux ?
-Je me demandais pourquoi tu t'attaquais à des livres aussi énormes que ceux-là, ça ne te lasse pas ?»
La petite fille lança un regard noir à son interlocuteur, avant de l'envoyer gentiment promener. Enfin, c'est ce que le plus âgé avait pensé lorsqu'il avait entendu son début de réponse.
«
Je me fiche du nombre de pages, l'important, c'est qu'il me plaise. C'est sûr que pour quelqu'un comme toi qui passe son temps à lire des BDs stupides de quarante pages au maximum, ce que je dis doit te paraître un peu étrange. Bref, tu ne m'...
-Je dois comprendre que tu m'observes ?
-...»
Pour la première fois, les joues de Hilde s'empourprèrent et Jack sut qu'il marquait un point avec sa réplique. Elle n'avait plus rien à répondre et décida de se replonger dans son livre, ce qui n'arrangeait pas tellement le plus âgé des deux. Il se souvint qu'il n'avait pas eu l'occasion de se présenter avant et s'exécuta très vite.
«
Si tu me stalkes, autant savoir mon nom. Jack Chase, pour te servir! Je suis anglais alors mon allemand n'est pas parfait, tu m'excuseras.»
Un lourd silence lui répondit. N'importe qui serait parti après ce genre de réponse mais visiblement, Jack n'était pas n'importe qui et revint à la charge.
«
-Tu pourrais au moins me dire ton n..
-Hilde. Weissmüller.»
Le jeune anglais se figea. Ce nom ne lui était pas inconnu, au contraire. Il aurait d'ailleurs préféré ne jamais l'entendre à nouveau. Achim Weissmüller faisait sûrement partie des personnes qu'il détestait le plus au monde. Longtemps Jack avait été le larbin du frère de Hilde et, deux ans auparavant, il avait fini par craquer. Les deux élèves avaient fini par se battre. Évidemment, Hilde n'avait jamais rien su. Depuis, ils ne s'étaient plus adressés la parole et se contentaient de se lancer des regards noirs dès qu'ils ne voyaient -s'éviter complètement était impossible vu qu'ils fréquentaient le même établissement-.
Il ne se serait jamais douté que cette petite fille accroc à la lecture pouvait avoir un quelconque lien avec cette brute qui détestait la littérature par-dessus tout. Jack hésita. Un côté lui disait d'ignorer le fait que Hilde soit la sœur d'Achim. Elle n'avait rien fait alors pourquoi se mettre à la persécuter soudain ? L'autre coté lui recommandait de se venger et de se servir de l'allemande en devenant assez proche d'elle et de finir par s'occuper d'Achim, soit pour...Il verrait bien. Pour l'instant, se rapprocher d'elle sans que la principale concernée ne s'en rende compte devenait une priorité.
L'adolescent secoua la tête pour chasser toutes ces pensées malsaines (il aurait tout le temps d'y réfléchir plus tard) et jeta un coup d'œil à Hilde, qui avait profité de la distraction de Jack pour de nouveau continuer son livre, qu'elle espérait terminer un jour si on arrêtait de la déranger.
«
-Ça te dérange que je vienne te reparler parfois ? Pour une fois que je rencontre quelqu'un qui apprécie les livres..
-Mmmh..
-Je prends ça pour un oui! See you, miss !»
Jack partit en sautillant et en chantonnant (non sans se faire réprimander par des plus âgés qui tenaient à lire en paix) vers les étagères où étaient posées les Bds et la petite put enfin terminer son chapitre.
Les mois qui suivirent furent synonymes de nouveauté pour Hilde. Jamais quelqu'un à l'exception de sa famille ne lui avait adressé la parole, alors parler avec la même personne un peu plus chaque jour lui semblait étrange au début. Puis, en quelques mois, ils étaient passés de simples connaissances à amis. Lorsque leur relation avait commencé, ils discutaient seulement de livres à la médiathèque. Maintenant, ils (surtout Jack) se racontaient leurs vies respectives même au sein de l'école, profitant des récréations ou de la fin des cours pour se parler. C'est ainsi qu'elle apprit que Jack vivait avec ses frères et sœur plus âgés que lui dans un appartement qu'il n'était pas donné à tout le monde d'acheter. Hilde comprit vite pourquoi les idiots de sa classe osaient l'appeler «Gosse de riches» et la haine qu'elle leur portait ne faisait qu'empirer.
Sa première année dans le nouvel établissement prit fin, ainsi que la deuxième très vite après. Et Jack avait terminé sa scolarité au sein du cycle secondaire, au plus grand désespoir de Hilde. Il était devenu son seul vrai ami et son confident sans qu'elle s'en rende vraiment compte. Ils étaient aussi très complices.
A maintenant treize ans, Hilde était plus mature que la bande d'écervelés qui constituait sa classe. Grâce à Jack, elle avait perfectionné son anglais et s'était mise à lire quelques livres écris dans la langue de Shakespeare. Elle n'avait qu'un seul ami, mais elle avait entièrement confiance en lui. Ses relations avec son frère étaient restées identiques. Étrangement, ils ne parlaient jamais de leurs fréquentations respectives. Pourtant, pour éviter de s'attirer des problèmes, ils auraient du.
A maintenant quinze ans, Jack s'était attaché à cette adolescente mordue de lecture et se demandait toujours pourquoi cette fille était la petite sœur de cette enflure d'Achim. Il avait longtemps cherché leurs similitudes mais mis à part l'accent allemand assez prononcé, il n'avait rien trouvé. C'est limite si ils avaient des ressemblances physiques.
Une chose était sûre, il trouverait un moyen de se venger. Jack était prêt à tout. Même à ruiner son amitié avec Hilde.
L'école avait encore moins d'intérêt depuis que Jack était parti. Hilde était tout le temps d'une humeur massacrante et quiconque s'approchait un peu trop d'elle avait pris un ticket pour une raclée phénoménale. Parce que oui, une fille sait frapper, mordre (hihi), bref, sait se montrer violente. Elle ne se contentait plus de répondre froidement, étant donné qu'elle avait remarqué que ce n'était pas suffisant pour repousser ces parasites communément appelés camarades de classe. Certains, en particulier les filles, avaient vite laisser tomber l'idée de l'ennuyer plusieurs fois par jour mais les garçons qui se prenaient pour des durs ne semblaient pas avoir dit leurs derniers mots. Tant qu'ils la chercheraient, ils auraient des problèmes. Et tant que Hilde répliquait, elle aurait aussi des problèmes. Zut.
Cette situation ne dura qu'une année. C'était d'ailleurs la fin du niveau secondaire. Tant mieux pour elle car l'adolescente aurait pu craquer un jour ou l'autre. Il lui fallait maintenant passer au niveau supérieur. Son frère, conscient que sa jeune sœur supportait de moins en moins les établissements, fit office d'intermédiaire entre Hilde et ses parents. Il leur fit comprendre que les cours par correspondance lui conviendraient mieux. Alors à la fin des vacances, elle pourrait enfin travailler presque comme bon lui semblait.
Mais qui a dit qu'elle atteindrait la fin des vacances ?
En plus de ses fréquents allers-retours entre chez elle et la médiathèque où elle voyait Jack à chaque fois, ils avaient commencé à se voir tous les jours. Hilde le voyait plus qu'elle lisait, c'était dire.
Un jour où ils étaient en train de discuter joyeusement, Jack aperçut une silhouette qu'il ne connaissait que trop bien. Heureusement pour lui, la jeune fille n'avait pas remarqué son frère. Il invita son amie à changer d'endroit sous prétexte qu'il y avait un peu trop de monde. Pas dupe, elle se rendit bien compte qu'il y avait un problème. Problème que le plus âgé refusait catégoriquement de dire. Il la prit par la main et l'emmena le plus loin possible d'Achim. C'était sans compter l'intervention de ce dernier, qui semblait heureux de croiser sa sœur. Celle-ci prit la main de son ami et l'emmena vers son aîné, dont l'air joyeux s'était soudainement transformé en une expression dépitée. Jack et Achim se trouvèrent face à face et échangèrent des regards noirs.
«
Il se passe quoi pour que vous tiriez des têtes pareilles ?» demanda Hilde, visiblement surprise. Elle n'a jamais rien su sur leurs relations et ne savait même pas s'ils se connaissaient vraiment. Aucun des deux ne lui répondit.
«
Une réponse claire, ça serait trop vous demander ?
-Qu'est-ce que tu fabriques avec ce gars ? fut la question d'Achim, qui répondit donc le premier
-En quoi ça te dérange ?
-...Laisse tomber.»
Jamais Achim ne lui avait raconté ce passage de son passé alors qu'ils étaient censés ne rien se cacher. Mais il aurait préféré que sa sœur ne sache rien. Alors il se tut, pensant que Jack ferait la même chose. Il se trompa complètement.
«Non non, laisse pas tomber. Ton frère a littéralement ruiné ma vie.» lança-t-il avant de s'éloigner et trainant des pieds. Hilde se sentait comme trahie et ne prit même pas la peine de l'interpeller ou de le suivre. Elle se contenta d'un regard noir à Achim (qui ne faisait que répéter qu'il tuerai Jack, soit dit en passant) et alla se plonger dans un livre à la médiathèque, car c'était la seule chose qu'elle voulait faire présentement.
La jeune fille lut jusqu'à la fermeture de l'établissement mais ne rentra pas tout de suite. Elle traîna plusieurs heures dans les rues de plus en plus désertes d'Hambourg. Il devait être 23heures quand elle prit la direction de chez elle. La rue qu'elle empruntait était silencieuse. Un peu trop peut-être. Puis il y eut un hurlement de douleur. Hilde sursauta, avant d'entendre le même son, moins bruyant cette fois-ci. Et elle constata avec horreur qu'il s'agissait de son frère, à moins que son ouïe défaille. Elle accouru et ce fut elle qui poussa un hurlement, cette fois-ci. Jack, sérieusement amoché regardait fixement le corps sans vie, une batte ensanglantée à la main. Il ne put s'empêcher de sourire.
Ainsi, il s'était vengé.
«Il faut être perdu, il faut avoir perdu le monde, pour se trouver soi-même.»L'adolescente craqua. Les larmes coulèrent d'elle-même. Elle prit la batte de baseball ensanglantée et se retint de frapper Jack avec. Hilde se contenta d'un regard noir qui voulait tout dire : il l'avait plus que trahie et jamais il ne serait pardonné. Vraiment jamais. S'approchant de lui, la jeune fille ne put s'empêcher de lui mettre une claque qui le fit presque tomber par terre. Puis, toujours la batte à la main, elle courut. Même pas dans la direction de chez elle. En fait, elle n'en savait rien. Puis, un son qui faisait étrangement penser à celui d'une clochette se fit entendre. Elle continua tout de même à courir, fuir. Hilde passa près de la médiathèque et devant une allée qui lui était totalement inconnue, bien que les alentours du bâtiment n'avaient presque pas de secrets pour elle. Visiblement, elle s'était trompée. Curieuse (et pas vraiment consciente de ses actes), l'allemande ne tarda pas à emprunter cette allée éclairée par des lampions. Une porte l'empêcha d'aller plus loin. Rebrousser chemin était encore possible mais quelque chose lui disait que derrière cette porte se trouvait son salut. Alors, après avoir lutté contre une poignée défectueuse, elle réussit à la franchir et atterrit en plein milieu d'un immense capharnaüm (elle en profita pour dégoter une teinture rose..aha). Puis tout fut très rapide. Pendant des heures elle se confia à un parfait inconnu qui semblait l'écouter d'une oreille attentive puis, en guise de réponse à son récit, lui tendit un flacon.
Tout devint noir.
Bien plus tard, Hilde se réveilla au beau milieu d'un champ de fleurs rouge sang et se posa des milliers de questions, à commencer par «Qu'est-ce que je fiche là ?». Les réponses ne tardèrent pas à venir.
Et bientôt, elle serait habituée à vivre dans ce monde étrange qu'était Tamashi no Higan.
Elle avait aussi abandonné son ancien soi et avait juste gardé sa passion pour la lecture. Jusqu'à ce qu'elle découvre ses pouvoirs, du moins.